isabellerimbaud

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Mon frère Arthur

Mon frère Arthur

 

   Je l'ai vu ici, venu dans notre maison pour la dernière fois. Inoubliables journées, veilles et nuits qui ne reviendront plus jamais, jamais, jamais!

 

   J'ai soutenu son corps chancelant. j'ai porté dans mes bras ce corps souffrant et défaillant. J'ai guidé ses sorties, j'ai surveillé chacun de ses pas; je l'ai conduit et accompagné partout où il a voulu; je l'ai aidé toujours à rentrer, à monter, à descendre; j'ai écarté de son unique pied l'embûche et l'obstacle. j'ai préparé son siège, son lit, sa table. Bouchée à bouchée, je lui ai fait prendre quelque nourriture. j'ai mis à ses lèvres les coupes de boisson, afin qu'il se désaltérât.

   J'ai suivi attentivement la marche des heures, des minutes. A l'instant précis, chacune des potions ordonnées lui a par moi été présentée: combien de fois par jour! J'ai employé les journées à essayer de le distraire de ses pensées, de ses peines. J'ai passé les nuits à son chevet: j'aurais voulu l'endormir en faisant de la musique, mais la musique pleurait toujours. Il m'a demandé d'aller, en pleine nuit, cueillir le pavot assoupissant, et j'y suis allée. j'avais peur, seule, loin de lui. Dans les ténèbres, je me suis hâtée; puis j'ai préparé les breuvages calmants, qu'il a bus... Et les veilles recommençaient, durant jusqu'au matin; et quand il se mettait à dormir, je restais encore près de lui à le regarder, à l'aimer, à prier, à pleurer. Si je m'en allais, à l'aurore, sans bruit pourtant, il se réveillait aussitôt et sa voix, sa chère voix, me rappelait. Et je réaccourais tout de suite près de lui, heureuse de pouvoir le servir encore.

   Que de fois, au cours des matinées, quand enfin il goûtait quelque repos, je suis restée des heures l'oreille collée contre sa porte, épiant son appel, épiant son souffle!

 

 

 

Dessin paru dans la Revue Blanche en juillet 1897 

 

 

   Nulles mains que les miennes ne l'ont soigné, ne l'ont touché, ne l'ont habillé, ne l'ont aidé à souffrir. Jamais mère n'a pu ressentir une plus vive sollicitude envers son enfant malade... Il me parlait du pays qu'il venait de quitter; il me racontait ses travaux. Il rappelait mille souvenirs aussi du passé, du bonheur perdu; et ses larmes se mettaient à couler, amères, abondantes. J'essayais de calmer son chagrin; mais je ne le pouvais, sachant bien moi-même que jamais plus la vie ne lui sourirait; et, impuissante à le consoler, regardant, muette, tomber ses pleurs, je voyais en même temps se creuser chaque jour davantage ses joues pâles et s'altérer son admirable visage. I

   Il me demandait souvent en place de qui, lui, si bon, si charitable, si droit, pouvait bien endurer tous ces maux atroces. Je ne savais quoi lui répondre. j'avais peur, et j'ai peur encore, que ce ne fût en ma propre place.

   Hélas!

 

Je l'ai aidé à mourir, et lui, avant de me quitter, il a voulu m'enseigner le vrai bonheur de la vie. Il m'a, en mourant, aidée à vivre.

 

 

***

 

   Là-bas, par delà les mers, dans les montagnes de l'Ethiopie, sous le soleil torride, par le vent brûlant qui dessèche les os et altère les moelles, que de fatigues il a endurées! Nul Européen n'a essayé jamais avant lui d'accomplir les travaux auxquels il s'est astreint. Que d'efforts incessants! Que de marches!

   Oh! ce fatal voyage de Tadjourah au Choa et Abyssinie. Quel souffle mauvais a-t-il respiré dans ces funestes régions? Quel ange malin l'y avait conduit? Pendant plus d'une année, oui, pendant plus d'une année, il a subi là, en son corps, comme en son esprit, toutes les épreuves, tous les ennuis possibles. Et, en retour, quelle compensation? Ce furent tous les désenchantements: un complet désastre.

   La maladie avait rôdé autour de lui. Tel un reptile venimeux, elle l'avait enlacé, et, peu à peu, insensiblement mais sûrement, elle devait le conduire, sans qu'il s'en fût aperçu, à la catastrophe finale.

 

   - Allons, courage! Tu n'as pas été heureux auprès du roi: eh! bien, redouble d'efforts, multiplie tes facultés, sors des voies ordinaires. N'as-tu pas le don d'intelligence, le don de force? Non pas l'intelligence et la force du commun des hommes, oh! non. Il y a en toi un génie exceptionnel. L'étincelle divine départie à chacun de nous est dans ton âme un foyer incandescent, une lumière éblouissante qui pénètre tout, partout. Et ce qui fait ta force, c'est ta volonté puissante et hardie à laquelle tu soumets tes muscles et ta pensée, sans écouter leurs plaintes ni leur besoin de repos. Travaille, toi qui as déjà tant travaillé; instruis-toi, toi qui es un encyclopédie vivante! Après les journées harassantes, passe une partie des nuits à étudier les multiples idiomes africains, toi qui parles couramment toutes les langues d'Europe! Ne trouve aucun goût au boire, au manger, à tous les plaisirs dont se repaissent les autres blancs! Prends bien garde! Mène une vie ascétique!... Quelques minutes suffisent pour tes repas, et, pendant onze années, tu ne te désaltères que d'eau. Quand tu réunis des amis, c'est uniquement pour causer avec eux d'affaires, de nouvelles les intéressant tous. Un peu de musique, parfois, beaucoup de lumières; mais, toujours, gouvernant tout, ta conversation incomparable, qui sait par soi seule éclairer, égayer, charmer ceux qui ont l'honneur d'être admis chez toi.

   La pureté de tes moeurs est devenue légendaire. Jamais aucun être de luxure n'a franchi ton seuil et tes pieds jamais n'ont pénétré dans un lieu de joie... Sois bon, sois généreux!... Ta bienfaisance est connue, au loin même. cent yeux guettent tes sorties quotidiennes. A chaque détour de chemin, derrière chaque buisson, au versant de chaque colline, tu rencontres des pauvres. Dieu, quelle légion de malheureux! Donne à celui-ci ton paletot, à celui-là ton gilet. Tes chaussettes, tes souliers sont pour ce boiteux aux pieds ensanglantés. En voici d'autres! Distribue-leur toute la monnaie que tu as sur toi, thalaris, piastres, roupies. Pour ce vieux grlotteux, n'as-tu plus rien? Si. Donne ta propre chemise. Et quand tu seras nu, si tu rencontres encore des pauvres, tu les ramèneras à ta maison et tu leur distribueras les aliments de ton repas. bref tu te dépossèderas de tout suprflu et même du bienêtre pour venir en aide à tous ceux qui, sur ton passage, ont faim ou froid... Pour toi-même, sois strictement économe! Point de dépenses inutiles, pas de luxe surtout. Qui a construit, fabriqué les meubles de ton logis? C'est toi. Tu possèdes donc aussi le secret des artisans? De même, tu connais l'art du cultivateur: tu as mis en terre des semences d'Europe, et dans tes jardins de caféiers, parmi tes plants de bananiers, s'entremêlent, vigoureux, magnifiques, les légumes les plus exquis des potagers d'Occident. c'est que ton industrie, ton travail sont féconds dans tous les sens... Quel est ce jeune indigène qui vaque aux soins divers de la maison, de la cour et des magasins? C'est ton serviteur fidèle, celui qui, depuis huit ans, te vénère et te chérit en t'obéissant. c'est Djami.

   O mon aimé, qui pourrait te haïr? Tu es la bonté, ka charité mêmes. La probité et la justice sont de ton essence. Et puis, il y a en toi un charme indéfinissable. Tu répands autour de toi je ne sais quelle atmosphère de bonheur. Partout où tu passes on respire un parfum délicieux, subtil, pénétrant. Quel talisman portes-tu? Es-tu magicien? Quels secrets moyens emploies-tu pour conquérir ainsi les coeurs et les volontés? Quelles ailes puissantes t'es-tu créées pour planer comme tu le fais au-dessus de tous?... Mais, quelles folies dis-je là? Tu es bon, voilà toute ta magie, ô cher être prédestiné!... Es-tu heureux,,au moins? Non. Le pays de tes rêves n'est pas sur cette terre. Tu as parcouru le monde sans trouver le séjour correspondant à ton idéal. Il y a dans ton âme et dans ton esprit des persepectives et des aspirations plus merveilleuses que ce que peuvent offrir les contrées les plus séduisantes d'ici-bas.

   Mais on s'attache malgré soi aux pays où l'on a le plus peiné, souffert, tout en y faisant le bien. c'est pourquoi Aden, Haar sont deux noms désormais inscrits dans ton coeur. Ils auront tué ton corps. Qu'importe? Ton souvenir y voudra rester jusqu'au-delà de la mort.

   Aden, roc calciné par un soleil perpétuel; Aden, où la rosée du ciel ne descend qu'une fois en quatre ans; Aden, où ne croît pas un brin d'herbe, où l'on ne rencontre pas un ombrage; Aden, l'étuve où les cerveaux bouillent dans les crânes qui éclatent, où les corps se dessèchent... Oh! pourquoi l'as-tu aimé cet Aden, aimé jusqu'au désir d'y avoir ton tombeau?

   Harar, prolongement des montagnes abyssines: fraîches collines, vallées fertiles; climat tempéré, printemps perpétuel, mais aussi vents secs et traîtres, pénétrant jusqu'à la moelle des os... L'as-tu assez exploré, ton Harar? Y a-t-il dans toute la région un coin qui te soit inconnu? A pied, à cheval, à mulet, tu es allé partout... Oh! les cavalcades insensées à travers les montagnes et les plaines! Quelle fête de se sentir emporté vite comme le vent parmi des déserts de verdures ou de rocs; de parcourir, plus vif qu'un faune, les sentiers des forêts; d'effleurer légèrement, comme un sylphe, le sol mouvant des marais!... Et tes marches intrépides, défiant les indigènes en hardiesse, en souplesse, en agilité... Quelle joie de s'élancer, front découvert, à peine vêtu, dans des vallées aux luxuriantes végétations; de gravir des montagnes inaccessibles! Quelle fierté de pouvoir se dire: "Moi seul ai pu monter jusqu'ici, nuls pieds que les miens n'ont foulé ce sol jusqu'à présent inexploré"! Quel bonheur, quel délice de se sentir libre, de parcourir sans entraves, par le soleil, par le vent, par la pluie, les monts, les vaux, bois, rivières, déserts et mers!...

   O pieds voyageurs, retrouverais-je vos empreintes dans le sable ou sur la pierre?...

 

Retrouverais-je surtout les traces de ces travaux exécutés avec un courage inouï? Les innombrables charges de café, les masses précieuses d'ivoire, et ces parfums si pénétrants d'encens, de musc, et les gommes, et les ors, - tout cela acheté sur d'immenses étendues de pays, après des courses épuisantes ou des chevauchées qui brisent les membres. Et ce n'est rien que d'acheter. Quand les naturels ont livré leurs produits, ne faut-il pas les peser , les soumettre à diverses préparations, les emballer soigneusement pour les expédier par caravanes à la côte, où ils n'arrivent au complet et en bon état qu'au prix de mille soins, de mille soucis et de mortelles angoisses? Ce que deux bras, énergiques comme jamais ne le furent d'autres bras, ont fait sans se décourager ni se reposer, au cours de onze années, qui pourrait l'énumérer? Qui pourrait expliquer les ingénieuses combinaisons de ce cerveau plus complet que nul autre? Puis, que d'ennuis, que de tourments au milieu des nègres fainéants et obtus! Que d'inquiétudes durant les longs jours que mettent les caravanes à traverser le désert! Les chameaux et les mulets de charge, portant une fortune, sont confiés à la garde et à la direction de l'Arabe entrepreneur de transports. Mille périls guettent dans les solitudes de la route. Outre les pluies et les vents, ce sont les bêtes fauves, lions, panthères; ce sont surtout les Bédouins, tribus errantes et malfaisantes, les Dankalis, les Somalis... Et tandis que la caravane s'avance lentement vers la mer, le maître, le négociant, resté à sa factorerie pour opérer de nouvelles transactions et réunir les éléments d'un nouveau convoi, songe sans cesse avec terreur que le fruit de son labeur géant est, à chaque minute des jours et des nuits, exposé à être perdu sans recours. Il sent sa cervelle se contracter d'angoisse, et la fièvre parcourt son corps. Nuit à nuit, ses cheveux blanchissent. Il suppute le chemin parcouru et celui qui reste à parcourir, tandis que l'inquiétude le dévore. Et ce supplice durera un long mois, temps pour le moins nécessaire à l'aller et retour de l'expédition.

 

   Durant ces transports aventureux, la plupart des négociants ont subi des pertes, souvent considérables. Argent, marchandises, parfois même serviteurs et bêtes de somme, devenaient le butin des maraudeurs du désert. Mon bien aimé frère, lui, n'a jamais rien perdu; il est sorti victorieux de toutes les difficultés. c'est que la plus heureuse audace présidait à ses entreprises qui, toutes, réussissaient au-delà de ses espérances; c'est que sa réputation s'était répandue de montagne à montagne, si bien qu'au lieu de s'emparer des richesses de celui qu'ils nomment "le Juste"n"le Saint", les nomades Bédouins se concertaient pour protéger chacune de ses caravanes (1)

 

89

Note


 

 

 

 

 Publié dans Reliques (1921)

 

P. 83

 


 

 

 

 



25/02/2013
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